NOT SO LONG AGO...__________________________________________
« Il vaut mieux vivre des choses tristes que de ne pas vivre des choses gaies »
T'as l'habitude d'entendre les gens parler de veuves et d'orphelins, de viols et d'adoptions, d'enfants non-désirés et de vies gâchées. Et dans ces moments-là, t'as une drôle de sensation, Shanti. Tu t'sens d'abord chanceuse de pas avoir vécu de telles misères, puis après, après avoir tourné la situation dans tous les sens, tu t'dis que t'es pas très méritante, avec ta vie affreusement banale, terriblement monotone. C'est quand tu vois ces gueules d'anges déchus qui ont vécu toutes les horreurs du monde, tu voudrais leur dire qu'eux au moins, ils ont vécu quelque chose. Mais, tu plonges alors dans une sorte de respect silencieux, qui t'empêche, pour une fois, de l'ouvrir.
Et tu passes ton chemin; toi, la gosse à capuche qui a encore rien vécu et qui a l'impression de s'être traîné des siècles et des éternités.
Et tu les ressasses, ces petits bouts de temps - ces moments où la vie paraît moins morne.
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Premier souvenir - À la maison. Fin 2143.
Elle tenait toujours la lettre entre ses mains, regardait les mots sans jamais vraiment les lire. Depuis combien de temps, tu n'en savais rien, mais beaucoup trop à ton avis. Tu te tentes alors à lever les yeux vers les siens; et elle, elle qui était habituellement si ferme et sévère, autant avec les autres qu'avec toi-même, qu'avec
lui. Elle... pleurait ? Tu regardes mieux. Ces gouttes qui tombaient de ses yeux, dans un silence seulement brisé de temps à autre par le froissement du papier qu'elle chiffonnait nerveusement. Et avant de t'inquiéter, tu remarques que même dans un état pareil, sa face restait intacte - à l'exception des gouttes, évidemment. Comme une statue sur laquelle il aurait plu. Sa bouche ne plissait pas, son maquillage était indemne. Tu l'observes un moment, dans le silence. Et puis quand tu finis par t'ennuyer, tu baisses très précautionneusement le regard vers la lettre. Tu plisses les yeux. Tu t'attendais à ce que, en la regardant, elle te coupe la vue, les yeux, te transforme en statue toi aussi.
Mais rien de tout ça.
Parce que sur le papier il n'y a que des mots, des mots que tu comprends à peine. Tu comprends néanmoins que tu ne te transformeras sûrement pas en statue -
ouf- et essaye tant bien que mal de décrypter tout ça.
Déjà, le nom de ta mère, en haut.
Celui de ton père, plus bas.
Tu t'arrêtes et réfléchis un peu. Il était parti depuis un moment déjà. Plusieurs mois il te semblait, ou alors c'était il y a trois jours. Enfin, dans tout les cas, c'était déjà beaucoup trop. Et ta mère avait l'air du même avis.
Tu savais qu'il était militaire. Colonel il te semblait. Ou Capitaine ? Ça commençait par un C.
Tu hausses les épaules en silence et reprends ta lecture. Avant de voir que la lettre n'était plus là, et que ta mère quittait le salon avec.
- Même pas mort au combat.
C'était ce qu'elle avait dit, sans le moindre soubresaut dans la voix.
Tu la regardes partir. Sans un mot, toujours. Sans vraiment comprendre aussi. S'il avait été là, il t'aurait sans doute ébouriffé les cheveux avec son grand rire et ses petits doigts, comme les tiens; et il t'aurait dit qu'une petite fille devait pas vraiment penser à ce genre de choses. Mais il était pas là.
Alors tu te mets à goutter toi aussi.
Second souvenir - Dans la rue. Début 2142.
Il faisait froid à Amenti, et c'était assez rare pour pouvoir le souligner.
Et si d'habitude, on t'aurais vu, toi, la p'tite Shanti, avec un gros pull noir et des bottes aux pieds, aujourd'hui, tu arborais quelque chose que tu aurais facilement pu qualifier de "drap rose à paillettes comme la nappe qu'on met la veille de noël". Mais non, c'était visiblement bel et bien une robe. Un
sari, même, précisait fièrement ta mère qui te tenait la main, parce qu'elle avait peur que tu tombes, peut-être.
Vous partiez toutes les deux vers Shantytown.
Ce nom t'avait fait tiqué, évidemment, d'autant plus en apprenant qu'il s'agissait du bidonville. Pas de façon dégoûtée ou quoi, non; tu te demandais juste ce qu'il était passé par la tête de tes parents pour t'appeler ainsi. D'autant plus que ce n'était pas spécialement un joli prénom.
Tu hausses distraitement des épaules - ta mère t'avait expliqué que ça signifiait
paix, et que la paix, en ce moment, c'était très important. Tu comprends pas vraiment le rapport - mais tu te dis que c'est des trucs d'adulte.
Vous arrivez au bord du bidonville, juste à la frontière, comme si vous ne vouliez pas entrer à l'intérieur. C'était sans doute vrai pour ta mère, mais il vous avait demandé de l'attendre ici.
Et il était bien là, avec son uniforme grisonnant, sa casquette, ses grades et son sourire.
Et tu te fais la réflexion qu'il paraissait incroyablement riche au milieu de ses décombres. Et bien que l'image fut jolie, tu la trouvas assez triste.
- Mesdames, mesdames ! qu'il s'exclame en écartant les bras et avançant vers elle. Vous êtes en retard. Et Dieu sait que ça n'arrive pas souvent, haha ! Un souci sur le chemin ?
Il est toujours aussi rayonnant, tu trouves, sa voix toujours aussi forte et tonitruante, son accent toujours aussi chantant et ses gestes toujours aussi exagérés. Et il contraste un peu plus avec la tristesse du bidonville, avec ta mère aussi, qui soupire face à l'extravagance démesurée de son mari.
- Nous avons eu un contretemps, oui. Tout ça parce que cette jeune fille -elle te désigne, évidemment-, a rechigné pendant
des heures à mettre son sari.
Elle a un mouvement de tête, comme dégoûtée. Mais, même avec à peine quatre années d'existence, tu sais que tu t'en fiches un peu de ça - que c'est un truc d'adulte que de devoir parfois être méchant avec ses gosses.
- Un si beau sari, tu te rends compte ? Celui de Jamila quand elle était plus jeune. Quel gâchis, franchement !
Il se mit à rire, comme d'habitude. Gentiment. Il s'approcha d'elle et se mit à l'enlacer, sous -ou plutôt au-dessus- de ton regard circonspect.
-
Chalo, chalo*. Tu connais ta fille, non ? Pour sûr, elle ne se laisse pas faire facilement, haha !
Il marque une petite pause, comme pour reprendre son souffle à force de rire.
- Et puis, de toute manière, tu devrais arrêter d'essayer de l'habiller avec ces vieux habits. C'est complètement dépassé maintenant, tu sais, ça fait partie d'une ancienne culture, et... Et bien, elle va devoir vivre avec son temps.
Sans surprises, elle repousse son étreinte, avec une ardeur qui lui était bien familière lorsqu'elle s'énervait - car même si elle ne le laissait paraître qu'à ses proches, Aishani était une femme de caractère.
- Complètement dépassé ?!
Jahulla **, et puis quoi encore ! Désolée Monsieur le Militaire de ne pas habiller ma fille en habit de colonel ! Je perpétuerais toujours la culture des anciens, à Amenti ou ailleurs, et que ça te plaise ou non ! Ce n'est pas cette Trinité qui va m'en empêcher - je...
Elle reprend son souffle, elle aussi.
Mais elle, elle n'a plus rien à dire, alors elle passe devant toi et retourne à la maison, tu supposes. Elle n'a nulle part d'autre où aller.
Lui est resté immobile pendant tout le sermon, parce que, tu le devines, lui aussi a fini par comprendre que c'était un truc de femme que de devoir parfois être méchant avec son homme.
Tu t'approches de lui.
- Tu sais, p'pa, j'ai pas rechigné pendant des heures à le mettre. Juste pendant dix minutes, j'dirais. Et c'est pas pour pas faire honneur aux anciens, c'est juste que je trouve ça un peu moche.
Et il rit encore, évidemment.
- Haha. Tu es tellement mignonne, ma fille.
Il se penche vers toi et te soulève, comme il en a l'habitude. Parce que ses bras peuvent encore te porter, il en profite, tu imagines.
- Mais tu sais quoi, ton papa -c'était aussi un truc d'adulte que de parler d'eux à la troisième personne- y a pensé, et il t'as apporté ça.
Il sort un paquet de derrière son dos. C'est un colis en papier mal ficelé, avec une sorte de feutrine rouge qui dépasse d'un côté.
- Je l'ai acheté au bidonville.
- Tu devrais plutôt faire des cadeaux à m'man, tu sais.
- Ha, oui, mais à ce moment-là j'ai préféré faire plaisir à ma petite princesse.
- Qu'à ta grande princesse.
- Oui, c'est ça.
Vous vous mettez à avancer tous les deux, prenant soin de ne pas la perdre de vue. Il te pose sur ses épaules et te tend le cadeau, que tu déchires sans vraiment de hâte.
Tu regardes à l'intérieur. C'est un manteau.
- J'ai pensé que comme tu as l'habitude de marcher derrière ta mère, tu pourrais le mettre par-dessus ton sari. Comme ça les gens ne le verront pas. Tu vois ? C'est malin, non ?
- Pas vraiment, non. Mais ça peut être utile.
- Haha. Tâche de rester comme tu es, ok Shanti ?
- D'accord.
-
Jahulla, vous êtes si lents ! qu'on l'entend crier de l'autre bout de la rue. À ce rythme-là, ce sera la nuit avant qu'on arrive !
Tu regardes le ciel. En effet, celui-ci était maintenant orange, et même si il faisait toujours aussi froid, il y avait comme une atmosphère chaleureuse dans la rue.
Mais ça, c'était p't'être le manteau que t'avais maintenant sur le dos, Shanti.
- Et toi, tâche de rester avec m'man, ok p'pa ?
Il s'arrête une seconde dans sa marche. Il était habitué aux idioties de sa fille, mais, pour une fois, il te sembla que celle-ci l'avait touché plus qu'une autre.
Mais il finit par rire. Comme d'habitude. C'était bizarre quand il riait pas, en fait.
- Haha. T'en fais pas pour ça.
*allons, allons
** mon dieu